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Impossible oubli

Papy depuis un mois d’une petite fille, je reste entre émerveillement et angoisse. En même temps, je sais que cette douleur ne s’arrêtera jamais car elle fait intégralement partie de ma vie, elle est ce que je suis ; et en même temps, m’émerveiller sincèrement et tranquillement de cette petite vie nouvelle me donne une petite lueur d’optimisme que je partage avec ma fille ; mais, tout remonte d’une manière tellement intense que je ne crois pas que la date à laquelle j’ai écrit sur mon texte soit si lointaine…

1er février 1987
Je revois l’éclat des lumières blafardes des lampadaires halogènes jaunes sur les tempes de ma fille endormie – et morte. Sa bouche encore humide reste collée sur la manche de mon blouson de cuir. L’ouate de silence du monde vide, sans bords, sans temps et sans âmes se répand insidieusement dans ma tête molle et étrangère. Je la tiens comme un bébé, car c’est encore un bébé, même si l’éternité la porte déjà au-delà des âges. C’est un corps à corps maudit et froid de ma chaleur qui se perd en elle, entre l’irréel de cette soudaine perte et la vision si proche de la peau tendre et fragile de sa paume qui ne sait plus se refermer sur mon doigt.

Je ne sais pas pourquoi je suis seul avec elle dans cette ambulance inutile. Aucun bruit, pas de phares ni de sirènes, rien ne presse entre son lit encore tiède et cet hôpital si proche où l’on nous attend sans hâte.

Pourquoi brutalement suis-je seul dans cette voiture ?
Tout est redevenu calme après les hurlements, plus de bruits, plus de larmes, plus de gestes. Il y a une vitre entre nos vies si proches et définitivement arrachées.

– Ça y est, en écrivant ces mots, je pleure.
Mais où est cette histoire ? Que fait-elle dans ma vie ? A qui, un jour, vais-je la raconter ? Comment trouver les mots pour ce moment suspendu ?
Je perçois la répétition des lumières de l’autoroute sur son visage comme un cœur qui respire encore. Je sens cette voiture qui tombe dans un immense trou et je vis déjà l’étincelle entre le crash bruyant et coloré et la conscience qui s’éteint dans le sombre profond.

La terre est froide et dure en février

Nous n’avons plus de corps, plus de sens. Elle est légère et immense, lointaine et présente, morte et si pure, lourde et si fluide. Je suis si grand et si fort que j’ai tout empêché, sauf le pire.
Dis-moi, papa, tu ne serais pas capable de me laisser seule dans le noir, dans la terre, dans le froid, tu ne serais pas un papa, sinon, enfin, pas comme en ont les petites filles qui, demain, seront grandes et bêtes.
Je voudrais à nouveau crucifier le bon dieu. Même cette révolte sacrilège m’ennuie

– On s’en fout qui c’est.
– S’en fout-on qui c’est ?
– C’est qui ?
– Et si c’était moi ?
Pourquoi suis-je seul dans cette voiture, le destin qui me porte sur la terre depuis ma naissance était-il seulement programmé pour m’apporter cet instant ? Chaque jour de ma vie devait-il préparer cette minute ?

Personne n’a partagé ce moment unique, inhumain, intemporel et pourtant ce moment unique, inhumain et intemporel me hante de ne pas avoir été partagé et me comble de n’appartenir qu’à moi seul.
Alors, aujourd’hui, sur cette feuille de larme, je revis ce cauchemar, l’extrait de moi-même, le donne en lecture, le prête en émotion, le pousse en souvenir, le couche pour qu’il sorte de mon crâne et reste enfin inerte sur cette feuille sans âme comme un malheur ancien et refroidi d’une autre vie.

Malheureusement, ces mots approximatifs ne peuvent qu’effleurer ce tragique face à mort de mes larmes dans ses yeux, le bonheur ne se raconte pas, la déchirure de ce malheur n’est ici que l’ébauche d’une toile inachevée. De l’extraire encore de moi fait tourner cette pesanteur entre mes yeux fermés, mon cœur et mon cerveau.

J’ai passé mon bras entre ses cuisses, et de ses fesses jusqu’à sa nuque, c’est moi qui lui donne encore cette apparence de solidité. Mon avant-bras devient sa colonne vertébrale et sa tête repose, confiante, dans ma main d’homme. Elle parait solide, elle vit, non, c’est ma vie seulement, minuscule crispation que je lui transmets dans cette fusion, instant tellement familier et si définitivement absent. Je suis fasciné par les lumières qui battent sur ses tempes, mais ses yeux sont absents et les miens ne voient plus rien de connu sans limite de solitude ni d’angoisse. Je n’ai rien vécu avant ce moment, point de non retour d’horreur qui rime avec jamais. La graine germée qui meurt dans la rigueur de l’hiver me manquera tout le printemps ; la fleur fanée qui tombe et emmène avec elle ses odeurs, son chatoiement et sa beauté auraient seulement nourri mon chagrin. Mais chaque printemps, de chaque année ramènera ce vide comme un refrain et la graine mourra à nouveau tous les ans.

Merde, je hais le printemps, l’hiver, les fleurs, je veux avoir du mal à faire à quelqu’un pour adoucir ma douleur, j’envie les pleurs de ceux qui s’en vont, j’envie les gémissements de la femme abandonnée, j’envie la peur, le froid, la haine, j’envie la maladie, le scandale, j’envie tout ce qui ne ressemblerait pas à ce supplice sans retour.

Le chauffeur ne parle pas, je me demande s’il nous a oubliés, ou si, par hasard, nous sommes dans la même vie ou la même histoire.

– Eh, mec, elle est morte la petite, oh, tu m’entends ?
Ma bouche ne parle pas ou il n’y a plus de chauffeur.
Nos visages sont proches, il n’y a pas de souffle, le silence est tombé, sournois, comme le brouillard sur la neige. Quelles manigances m’amènent seul dans cette voiture sordide qui tombe dans la nuit lâche planquée derrière ces lumières jaunes ? Je ne veux plus d’enfants, je ne veux plus de Noël, je ne veux plus d’amour, je veux rester toujours dans cette voiture du chemin de mort qui tombe, qui tombe, et qui tombe encore.

Il y a du bleu sur la croix des urgences de l’hôpital de Saint-Nazaire, la voiture s’arrête, il n’y a plus de porte pour sortir, on m’extrait. La nouvelle a, semble-t-il, fait le tour des urgences, ils m’attendent sans hâte, je rencontre, en haie d’honneur dans leurs yeux l’horreur du tableau que peignent nos silhouettes enlacées. L’enfant est habillé pour une sortie d’hiver, je marche seul face à eux, je marche dans cette haie d’humains qui paraissent se resserrer étrangement autour de moi, j’ai peur qu’elle tombe, qu’elle se disloque par terre, je la tiens fort, ils vont m’aider. Je marche encore, il y a de l’eau partout, je n’avance plus, elle tombe, je serre, j’ai mal aux yeux, ça me pique, je marche, ils semblent disparaître, je ne vois plus les blouses blanches de tout à l’heure. Prenez-la, ELLE TOMBE !

Putain, elle est tombée, elle est par terre, toute cassée, c’est MOI qui l’ai cassée !

– J’n’ai pas serré assez fort
Toute ma chaleur est partie en elle.
Mon amour, je ne te lâcherai jamais.
Non, elle n’est pas tombée, je marche encore, le chauffeur est derrière moi et n’ose me soutenir. Les autres, face à moi sont immobiles et m’attendent sans rien pouvoir faire. Sa lèvre est entrouverte sur mon bras, elle bave un peu de lait caillé.
Elle dormait.
J’étais assis ce dimanche soir, et l’angoisse, la fureur, la résonance, l’incompréhension et la force du cri de sa mère qui voulait la nourrir m’a transpercé. Elle n’a crié que mon prénom et ces deux syllabes m’ont raconté immédiatement tout l’irréparable de l’instant. Je l’avais pourtant bien couché sur le ventre, comme d’habitude, deux heures plus tôt.
Je la serre, j’avance, la porte m’est tenue ouverte, je ne sais pas où aller, eux non plus, elle est contre moi, j’ai froid, elle aussi, des yeux me parlent, on m’interroge, je réponds. Je vois dans leurs yeux, pourtant habitués aux misères de la terre, que cette petite fille morte, tenue comme un trésor dans les bras d’un grand papa hagard les touche. Je vais leur dire que c’est pas vrai, que ça n’arrive jamais, que ça n’existe pas, et que d’ailleurs, si c’était vrai, je ne serais pas venu tout seul avec ce chauffeur, on serait tous venus pour se tenir et ne pas tomber de malheur. Non, cette image-là n’est que mon invention d’un rêve dépareillé, divaguant et masochiste.

Mais, là, tout seul, je n’aurais pas pu, je pourrais la faire tomber, la faire tomber, LA FAIRE TOMBER !
Je la pose où on m’indique, elle ne pleure pas de cette déchirure, moi, si. En cette seconde, je l’abandonne, jamais plus je ne l’aurai contre moi. C’est une table en aluminium, brillante et froide, elle tient ses mains comme les bébés “haut les mains”. Avec l’interne qui m’interroge, on se tient face à elle, comme penchés sur un berceau. On me propose une autopsie, j’accepte, il faut avancer, découper, comprendre pour inventer des statistiques, un pour mille, deux pour mille ou plus si on veut. Je vais leur confier mon trésor pour la plus abominable des mutilations, ils vont la mettre nue et la découper, ça sentira mauvais, ce sera l’exact contraire de l’enfance : comment vont-ils pouvoir trouver un être humain pour faire une chose pareille ? Je l’abandonne encore une fois, jamais plus personne ne pourra voir son corps pur d’enfant.
Sans retour, il va falloir se séparer.

On m’enferme dans un tête à mort avec elle dans une salle sans couleur, je peux rester autant que je veux. Je veux toute sa vie, et même rajouter la mienne à la sienne.

Je suis seul avec elle, ils ont fermé la porte, sans doute ne doivent-ils pas entendre cette conversation inutile et pourtant si forte au-delà des mots, au-delà des hommes, au-delà de nous-même. Elle est posée sur une table d’examen, je ne la tiens plus. Faire attention pourtant qu’elle ne tombe pas ! Elle est sur le dos, on lui a essuyé les lèvres, on m’attend derrière la porte, venez la tenir, bordel, elle va tomber, venir me tenir, je vais tomber aussi. Je parle de février, de son immobilité, des lampes de l’autoroute, du froid, de demain c’est le printemps, des photos que j’ai d’elle, de son prénom, Ellynn, que j’aime à la folie, mais elle ne dit rien, elle ne reviendra jamais, elle m’abandonne à ma vie si je peux, elle ne pleure pas, moi non plus, elle ne me voit plus, moi si. Je ne dis rien de son corps que je leur ai donné, elle le sait déjà. Je grave son image, je n’ai pas envie d’autres jours, j’ai peur pour elle qu’on l’oublie un peu, si petite fleur sans passé, sans avenir, sans paroles, petit bouchon oublié qui flotte sur la mer.

4 commentaires

  1. Ce que je viens de lire m'a profondément émue...

    Je viens de perdre mon enfant et je me raccroche aux branches comme je peux...

    - la chance d'avoir été réchauffé pendant 25 ans par mon rayon de soleil,
    - la chance d'avoir été "maman" et de l'être encore,
    - le devoir d'être là, solide et presque gaie, pour ma famille, mes autres enfants et mon mari que je ne supporterais pas de voir vivre avec ma souffrance,
    - les mots que j'ai pensés si fort quand ma fille souffrait. "Je pourrais ne plus jamais la voir si je la savais heureuse".

    Tous les jours, en quelques lignes, j'écris notre souffrance mais aussi tout ce dont je me souviens... Son odeur, les anecdotes, les moments d'amour, les disputes aussi, pour ne jamais oublier ces 25 ans que nous avons partagés. Rien au monde ne me ferait renoncer à ce que nous vécu ensemble... même si mes larmes ne sont jamais très loin. Ces moments d'écriture apaisent mon chagrin.

    Nous ne sommes pas éternels et tout au fond de moi, je suis persuadée que je la retrouverai un jour.

    Il y a aussi ceux qui sont là, que nous aimons... Ne jamais oublier de profiter de chaque minute avec eux pour ne rien regretter.

    J 'ai conscience de ma "bizarrerie", d'être comme à côté de la plaque, mais si cela peut aider...

    Beaucoup d'affection à tous, qui souffrez
  2. 1987. Et il a écrit ces lignes quand, ce père ? Ce n'est pas curiosité "malsaine" comme le disent... les autres ; c'est désir de, je ne sais pas : souhait de rapprochement dans l'empathie ?
    Et puis qu'est-il devenu, ce père ?
    Que deviennent-ils, que devenons-nous, sur le long temps, nous, les parents qui ne faisons jamais ce "travail" de deuil qu'il semblerait qu'il faille faire ?
    Y a-t-il des parents qui le font, ce "travail", assez pour ne pas retomber, hagards, dans des périodes familièrement vides vides vides ?
  3. Quel témoignage déchirant. Au point que d'autres mots n'ont plus leur place.
    Merci pour ce partage.
  4. Je ressens tout ce que vous ressentez pour l'avoir moi-même vécu. Mille pensées tendres pour nos chers enfants disparus. Anne.

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