J’avais lu ce conte de Daudet alors que j’étais enfant et je pleurais. Je le relisais en me disant à chaque fois que peut-être j’avais sauté un mot ou une phrase qui pourrait laisser espérer sa guérison, mais après chaque lecture, la seule fin possible était la mort de l’enfant. Il le sait et refuse de mourir. Il finit cependant par s’y résoudre lorsque le prêtre qui l’assiste le persuade que même au ciel il restera toujours un prince.
Il demande alors pour entrer dans ce nouveau royaume à revêtir ses habits d’apparat.
Sa mère auprès de lui pleure en silence, son père, le roi, s’enferme dans sa solitude, il est le roi.
Aujourd’hui, c’est moi qui suis assise auprès de ma petite princesse. Oh ! bien sûr ce n’est pas un titre véritable mais depuis qu’elle est née c’est le nom que je lui donne.
Elle est petite, toute petite et ses yeux de velours me regardent. Toutes les deux aussi sans doute, nous savons….
Elle semble perdue dans ce grand lit car le professeur qui l’a opérée possède un service dans un hôpital pour adultes et rien n’est prévu pour les enfants.
On lui a attaché les mains avec des bandes accrochées aux barreaux du lit car il faut éviter qu’elle touche aux pansements qui enserrent sa tête. Ma princesse est donc prisonnière et n’aura pas de prince charmant pour la délivrer.
Je regarde son visage à l’ovale parfait et je n’arrive pas à croire qu’une vilaine tumeur est en train de la dévorer tout en la paralysant. Nous avons donc accepté de prendre de très gros risques pour essayer de la sauver, mais on nous avait bien précisé « essayé ».
J’espérais, mais au fond de moi, comme la reine pour le petit dauphin, je savais.
Ses cheveux châtain aux reflets roux ont été coupés très très courts et rasés même là où la Marteline a dû fracturer l’os du crâne. On me l’a dit mais je n’ai pas encore eu le courage de regarder.
D’un doigt je suis le profil de son visage. Ma main doit l’apprendre pour le garder à jamais. Je caresse son tout petit nez fin et délicat qui se retrousse légèrement, je frôle ses yeux très grands en amande et je suis les contours de sa bouche entr’ouverte car elle est encore endormie. Mon Dieu, quelle jolie poupée !
Elle est maintenant réveillée de cette opération qui a duré des heures et des heures et contrairement aux lois rigides de l’hôpital, le professeur qui s’occupe d’elle a exigé que je puisse rester. D’abord seule dans le couloir angoissant qui mène aux salles d’opération, je me suis traînée de chaise en chaise, j’ai arpenté ce passage gris guettant le roulement d’un chariot ou le grincement d’une porte. Tout ce temps passé était du temps gagné sur la mort. C’était ce que je me disais, mon impatience se transformant ainsi en espoir. Contrairement à mon besoin de ne pas rester inactive, de bouger, d’aller ou de venir, j’ai voulu retenir le temps, l’empêcher d’avancer afin que vive encore et encore cette petite fille et pour cela j’ai dû me concentrer très fort et refuser tout ce qui aurait pu me distraire pour ne penser qu’ à elle et essayer de prier.
Je ne peux donc pas dire combien d’heures je suis restée à attendre, combien d’heures dans ce souterrain qui n’aboutirait sans doute qu’au désespoir.
Enfin la porte s’est ouverte et j’ai vu ce joli petit visage qu’entouraient des bandes blanches tachées de sang juste au niveau du cou.
Elle était vivante . Et toutes les deux nous sommes remontées dans la chambre. Elle dans cet immense chariot grinçant et moi accrochée aux barrières de sécurité pour guetter son réveil.
Là encore des heures ont passé. J’ai attendu longtemps et j’ai voulu être seule avec elle. Je n’admettais que le passage régulier des soignants.
Je suis restée assise auprès d’elle, comme cette reine qui est en train de perdre son unique enfant et qui pleure.
Je pleure aussi mais j’essuie mes larmes car maintenant elle me regarde. Elle aussi a des larmes plein les yeux. Peut-être souffre-t-elle bien qu’ils m’aient affirmé qu’ils avaient tout prévu pour qu’elle ne souffre pas. Alors ces larmes ?
Je m’approche d’elle, je lui murmure que je l’aime et que je suis là que je ne la quitterai pas, jamais. Je devine une esquisse de sourire et puis je m’approche encore davantage, mon visage contre son visage car elle essaie de me parler. J’écoute et j’entends. Elle veut que je la libère, que je défasse ces entraves, elle ne veut pas se sentir attachée. Je comprends « enlève les bracelets maman »
Je sais que je n’ai pas le droit de le faire et je désobéis à moitié. Je sais que ces consignes ont été données pour la protéger, mais j’ai moi-même tellement mal en regardant ses minuscules poignets entravés….
Je libère la main gauche, celle qui est peut-être la moins habile et lui demande de garder le secret, car il ne faut pas qu’au prochain passage d’un soignant on s’en aperçoive. Ses paupières aux longs cils s’abaissent. Elle a compris, elle sera sage et en complices fusionnelles nous tromperons l’hôpital.
Ses yeux me quittent et parcourent la chambre. C’est une petite chambre, peut-être même une ancienne réserve à pharmacie transformée mais le professeur a tenu à ce qu’elle soit seule, que nous soyons seules toutes les deux, et a obtenu que cette petite pièce nous soit attribuée. Alors, comme dans ce petit espace aucun rangement n’est prévu, c’est à la poignée de la porte fenêtre qui donne sur une terrasse garnie de gros bacs fleuris que j’ai suspendu la petite robe préférée, celle que l’on m’avait demandé d’apporter au cas où…
Je ne sais plus comment avant de quitter la maison pour venir la rejoindre j’avais réussi à ouvrir son armoire et à choisir. Le choix n’avait pas été difficile car c’était la robe qu’elle réclamait toujours. J’avais complété ce bagage avec la culotte rose ornée de dentelle, des chaussettes blanches et pris ses ballerines. Pourquoi ses ballerines ? A quel faux espoir je m’accrochais ? Est-ce que je n’avais pas compris ce que l’on attendait de moi ? J’agissais dans une sorte de brouillard, ne sachant plus ce que j’étais en train de faire ni pourquoi. J’ai longtemps caressé ses vêtements avant de les mettre dans mon sac et partir la rejoindre à l’hôpital.
Elle aussi regarde la robe et espère peut-être sa sortie prochaine. Je ne pense pas qu’elle sache pourquoi cette robe rose et pimpante cette robe qu’elle a si souvent fait virevolter se trouve dans cette chambre.
Le conte de Daudet ne m’a pas quittée et je me dis qu’elle aussi peut, bien que toute petite, presqu’un bébé encore, souhaiter revêtir autrement que pour sortir, sa si jolie robe de princesse. Le petit dauphin a bien demandé ses beaux habits pour quitter ce monde…
Mais ce n’est plus d’un conte qu’il s’agit: il s’agit de l’histoire vraie et terrible de ma petite fille de deux ans et demi.
À nouveau elle me regarde et me sourit…
Un nouveau passage de soignant. Elle voit ce tout petit poignet libéré et sourit. Elle me dit que je peux également libérer l’autre. Aucune autre parole mais je comprends.
À partir de maintenant je sais que plus rien n’a d’importance sauf peut-être l’envelopper de toute ma tendresse et de tout mon amour. Je voudrais tellement encore lui apporter quelque chose qu’elle aime et qui pourrait lui faire oublier sa souffrance et la rendre encore heureuse. Je lui pose la question lui demande ce qu’elle souhaite, ce qui lui ferait vraiment vraiment plaisir, ce qu’elle veut que je lui donne. Tout d’abord je ne comprends pas sa réponse et patiemment elle répète en articulant de son mieux. Ce qu’elle veut, c’est un « arc-en-ciel »
Avant qu’elle soit malade alors que nous jouions dans le jardin avec le jet d’eau, dans le soleil, fière de moi je faisais naître des arcs-en-ciel, mais là dans cette chambre comment pouvais -je faire ?
Il me faut de l’eau, un jet et du soleil. Nous sommes dans un hôpital au milieu de la ville et mon cœur devient très lourd. Je n’y arriverai jamais….
On est en septembre et il ne fait pas froid, et ouvrant la fenêtre je regarde la terrasse.
Il y a… il y a absolument tout ce que je cherche.
Je me moque de ce que l’on va pouvoir me dire. Moi non plus je n’ai plus rien à craindre. Je ne crains pas le bruit que je vais faire et je vais déplacer son lit. Oui, je vais faire en sorte qu’elle puisse voir la terrasse. Le tuyau qui serpente entre les fleurs a un embout réglable, car oui, il y a un tuyau, le robinet brille, il doit donc servir régulièrement et se laissera manœuvrer. Le soleil est en face. La terrasse est plein sud.
Elle me regarde car elle sait comment se fabriquent les arcs-en-ciel .
Je n’ai qu’une peur. Pas la peur de mouiller la terrasse ou de me faire surprendre, n. non, mais n’ayant jamais été bonne en physique, je ne sais pas trop comment faire se diffracter la lumière.
La plupart du temps quand nous jouions à créer des arcs-en-ciel j’étais toujours surprise de réussir. Je savais la présence du soleil et de l’eau nécessaires mais à part ça…
Aujourd’hui, il ne faut pas que je réfléchisse, il faut seulement que j’essaye.
J’ouvre le robinet, l’eau s’écoule, je manœuvre l’embout de cuivre du tuyau pour faire naître la pluie que je dirige vers le soleil et tout d’un coup toutes les couleurs apparaissent.
C’est magique, l’arc-en-ciel s’est formé il est là avec toutes ses couleurs et sa courbe couvre une grande partie de la terrasse. Il résiste aux secondes qui passent,
Il m’a alors semblé entendre un petit rire. Mais oui, ma petite fille a ri. Je sais qu’elle l’a vu, qu’elle est heureuse. Elle a eu son arc-en-ciel .
Le jeu se termine. Elle est fatiguée et elle a fermé les yeux. Je quitte la terrasse. L’eau disparaîtra vite car il y a beaucoup de soleil. Je retourne m’asseoir auprès d’elle me demandant si elle va encore pouvoir se réveiller….
Nous avons pu profiter de quelques jours encore et j’ai fait naître plusieurs arcs en ciel qui se sont accompagnés à chaque fois de légers rires. C’est donc entourée de cette multitude de couleurs, que petit à petit elle s’en allait.´
Aujourd’hui alors que suis seule, qu’elle a quitté ce monde d’arcs-en-ciel fabriqués pour un monde qui n’est fait que de lumière, je ferme les yeux et j’entends le rire d’une petite fille qui rêvait de voir des arc-en-ciel avant de mourir.
Arlette Bertolo, autrice de La Mort d’un toupidek