J’essaye de trouver un mot, quelques mots pour te décrire. Je te vois, partout. Et tu es partout et ailleurs, en même temps. Dans cette énigme, dans cet inconnu qui est prostré devant mes yeux: tu es.
Je suis submergé avec tous les fragments de notre temps.
Tu m’as tellement donné de toi; j’aurais aimé que tu me donnes plus, j’aurais tellement aimé me réveiller et recevoir un message de toi: “maman je suis à Kiev, je vais m’ennuyer”. Et moi, j’aurais aimé ce moment, en t’imaginant t’ennuyer, même si s’ennuyer ce n’était pas ton truc.
Souvent je touche l’écran, souvent j’ai une envie maladive de t’envoyer un message via Instagram: attendre me fait peur.
J’ouvre les yeux le matin, j’ouvre mes veines à la douleur, j’ouvre mon cœur, je soulève juste une fenêtre au pays des souvenirs et je te vois : si vivant, si souriant, insouciant. Tendre, avec tes yeux qui brillent. Je te vois tomber dans les fleurs aussi. Je vis à perpétuité ce moment. Je suis toutes les consignes mais je ne vais pas mieux, et je ne suis pas bien. Je garde l’odeur de tes cheveux en moi.
Ceux qui t’ont visé, ils n’ont pas raté. Il y a un monde avant et après Toi. Et un monde sans Toi. Tes 32 ans, si petits, ridiculement petits : je ne changerai rien. Sauf 10 minutes, 10 minutes du 9 mai : les enlever et les jeter à jamais. Je ne sais pas ni comment ni quoi sans Toi… Après: c’est une seconde sans Toi, c’est une minute sans Toi, c’est une heure sans Toi, une journée interminable.
C’est faux : je t’ai pas donné la vie. C’est Ena, Sven et toi qui m’ont donné la mienne. Mon bébé qui m’a tellement manqué; je te garde avec moi, à toujours, à jamais. Nous sommes Un. Mon sang est ton sang. J’essaye de regarder le monde à travers tes yeux; à travers tes yeux, tout est innocent et si léger; comme Toi.
Tes yeux, ton cœur, tes joies, tes pensées : tu as tout donné à ce monde, en réalité si brutal, parfois. Mon petit hérisson, mon petit bébé, mon plus souriant sourire.
Devant moi un mur de “pourquoi” ? J’aurais aimé que tu ne sois pas si amoureux de la Vie. J’aurais aimé être moins fière de toi et toi plus vivant. J’aurais aimé continuer de t’aimer à mes côtés.
Et pas comme ça. Non pas comme ça. Je suis. Et tu es. Je ne t’abandonnerai jamais.
Je t’embrasse partout, mon tendre, mon si petit, mon si grand, mon si merveilleux fils. Mon Amour.
Oksana
J’ai dit : "qu’est-ce qui se passe, ça va pas ?"
Il est entré, il s’est retourné vers moi et il a dit : "Adeline est morte, elle a reçu un coup de pied de son cheval"
À cette seconde, je suis entrée en enfer. J’ai crié, refusé, crié, crié encore, non non non, Adeline morte ? NON NON NOOOOOOOOOOOOOOOOON, c'est pas vrai, c'est pas possible. J’ai hurlé. J’ai refusé de toutes mes forces l’inéluctable vérité des mots. Adeline est morte. Comment ces deux mots peuvent-ils être dans la même phrase, ça n’a pas de sens, pas de logique, pas de justice. C’est immonde, révoltant. Non non non, pas ma petite, pas mon amour.
Et puis les larmes, mon fils qui me tient dans ses bras. Mes cris de bête à l'agonie. Non non non, pitié, pitié, pas ça.
Tous les parents qui ont perdu un enfant me comprennent.
Et puis l’appel au secours, les voisines, les cousins qui sont restés des heures à me parler, à me serrer dans leurs bras, à m’entourer de leur empathie, de leur compassion, de leur tendresse aussi. Les coups de fils, les messages.
Mais après ?
Penser aux funérailles, à l’incinération. Et avant ça, une autopsie. On va disséquer le corps de mon amour. Ce corps que j’ai fabriqué de mon sang, de ma chair. Mis au monde, vu grandir, devenir une magnifique adulte.
Et après le brûler, en faire des cendres.
Et puis vider sa maison, régler les problèmes administratifs.
Que vont devenir ses chats ?
Que va-t-on va devenir sans elle, sans sa lumière, sans ce lien qui nous unissait et qui s’est rompu pour jamais ?
Est-ce qu’on peut survivre à ça ?
Hier à l'heure à laquelle j'étais devant la télé, inconsciente du danger et en paix, sa vie s'achevait dans la brutalité, au milieu d'une prairie et d'un paysage magnifique et paisible, au milieu des chevaux qu’elle aimait tant. L’un d’entre eux l’a tuée. Cette pouliche d’un an qu’elle venait d’acheter ? Sans doute mais on n'en sera jamais sûrs, il n'y avait pas de témoin.
On l’a trouvée au matin, couchée sur le dos, sans la moindre égratignure apparente.
Depuis, il y a eu une autopsie.
Elle avait pris le coup au sternum. A-t-elle survécu un temps, quelques minutes, quelques heures ? S’est-elle vu mourir, a-t-elle appelé "Maman, maman maman..." A-t-elle eu mal, a-t-elle eu peur, a-t-elle eu froid ?
Ces questions qui m'ont torturée les deux premiers jours ont eu une réponse. Selon le peu que les gendarmes ont bien voulu nous dire, elle serait morte sur le coup, la cage thoracique enfoncée.
Je n’ose penser à l’avenir, je voudrais mourir là, tout de suite. Mon coeur me fait atrocement mal.
Et, ultime torture, il faut penser aux obsèques, qui auront lieu dans son village d’adoption, dans le Morvan. Et il faudra les vivre sans tomber raide de chagrin et de désespoir.
Cela veut dire que je vais me retrouver pour la dernière fois tout près d’elle, enfermée dans un cercueil, tout près et si définitivement loin, inaccessible à jamais à sa peau, à son odeur, à son regard, à son sourire, à sa voix, à ses mots, à ses écrits. "Ma petite maman chérie, ma petite maman d’amour…" Était-ce trop demander à la vie que d’avoir ce trésor ?
Privés nous le serons tous, famille, amis, privés de tout ce qui était elle, boule d’énergie et de détermination, regardant toujours vers l’avant, vers de nouveaux projets, de nouveaux défis.
Droite dans ses idées, dans ses valeurs, incapable de tricher, en paroles ou en actes et, pour être équitable et citer aussi ses défauts, abrupte, pour ne pas dire brutale, sans indulgence pour les médiocres et les faux-culs, dure avec elle-même, dure avec les autres, parfois sans concession.
Mais aussi sensible et vulnérable sous ses airs bravaches, cachant plus ou moins bien ses blessures, ses failles, ses moments de tristesse et de découragement.
Et puis ses chevaux, sa passion. Ses chats. Elle n’a pas eu d’enfant, pas de prolongement d’elle. Elle ne le souhaitait pas vraiment, ce n’était pas son truc comme elle disait. Elle craignait pour l'avenir de la planète. C'était une écolo convaincue.
Son frère et moi pleurons beaucoup dans les bras l’un de l’autre, accrochés à ce qui nous unit d’amour et de détresse et de peur pour l’avenir sans elle. Les regrets qui remontent déjà, la culpabilité, le sentiment de perte immense. Les plus jamais, plus jamais, plus jamais. Le désarroi, le désespoir, la peur de ne pas y arriver.
Je ne veux pas la voir morte, je ne veux pas assister à la destruction de son corps par le feu, je ne veux pas voir l’urne remplie de ses cendres. A quoi bon ? Tout ça n’est plus elle, sa lumière, son être unique et irremplaçable.
Je veux qu’elle reste vivante à jamais dans mon esprit et dans mon coeur.
Elle vivra tant que nous vivrons, nous qui l’avons connue et tant aimée.
J'ai écrit ce texte le 19 juillet, trois jours après la mort brutale de ma fille de 46 ans. Je n'ai pas encore appris à apprivoiser l'absence, j'en suis loin. J'en suis toujours au stade du choc et de la sidération.