Gagoun,
Deux années durant, tu t’es balancé sur ce fragile pont végétal au dessus du vide, avançant pas à pas vers l’inconnaissable. Je t’ai accompagné, assidûment, tout au long de ce périple, et pourtant j’ai dû te laisser aborder seul l’autre rive. Dans les silences de la traversée, souvent, nos mains se touchaient. J’entendais, tout près, le rythme irrégulier de ton souffle. Je me tenais tapie là, moi, ta mamoune, dans l’ombre de tes respirations, suspendue à chacun de tes soupirs.
C’était comme une nuit trop lente qui espère, encore et encore, le jour…
Tu planais au dessus du vide, mais ton humour intact déjouait les certitudes. Par-delà les souffrances, ton amour de la vie cinglait, percutant et pulvérisant mes errances.
Un jour, tu m’annonças que “la mort ne te prendrait pas triste”, et je t’ai pris au mot, je me suis arrimée à cet objectif, ton objectif. Je savais que secrètement tu luttais contre l’alien, cette chose folle nommée cancer, mais aussi, et surtout, tu voulais impérieusement demeurer toi-même. Ton sourire peu à peu s’imprimait dans l’air, imprégnait notre chair, voltigeait subtilement au dessus de nos têtes, courbure inimitable, indestructible. Tu n’as pas lutté en vain.
Lorsque j’étais enfant, mon père, ton grand-père, mathématicien, feignait, pour avoir la paix, de considérer que la logique pouvait tout expliquer. J’osai un jour l’affronter à ma manière : “c’est une logique idiote !”, décrétai-je, ce qui le fit beaucoup rire, avec une certaine admiration, je crois, pour celle qui, bien que petite fille, paraissait n’être pas entièrement dupe. Je devinais intuitivement que notre belle logique aristotélicienne, aussi parfaite et rassurante soit-elle, n’englobait pas tout, ne pouvait rien dire, au fond, du réel.
Et aujourd’hui le réel de ta maladie, puis de ta mort, a mis en échec le raisonnement de ces étranges animaux parlants que nous sommes, logique devenue effectivement idiote, en tout cas muette. Car le réel ne peut s’écrire ou se mettre en équations. Bien au contraire, il vient trouer le tissu des symboles.
Maintenant que tu es parti, que 4 = 3 – 1, je vais commencer à raconter, pour tenter de border ce trou, de broder autour un point d’arrêt, et aussi, sans doute, pour te faire vivre encore un peu, autrement.
Maintenant, bancale, seule, je chemine en sens inverse, au dessus du vide vertigineux, sur le fragile pont végétal.
Maintenant je suis comme ce peintre, tournant, en quête d’inspiration, autour de la toile posée à même le sol.
Maintenant je suis aussi ce musicien tenace essayant de transcrire d’inaudibles vibrations.
Maintenant, là, tout de suite, je commence l’écriture de ce livre, de notre livre, pour d’autres, avec toi.
Encore un NOËL sans toi. Ton absence m'est insupportable.