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Qu’est-ce qu’une mère “désenfantée” ?

Fleury-CynthiaCynthia Fleury, philosophe, psychanalyste est professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, titulaire de la Chaire “Humanités et Santé”, s’intéresse au deuil. En 2005, elle publie chez Gallimard, Les irremplaçables et dans le chapitre intitulé L’épreuve de l’irremplaçable, le deuil, elle écrit, en référence à la mort de l’enfant : “Il faut un immense talent pour ne pas être seulement sa victime. Car vivre une telle démesure est une douleur qui détruit jusqu’à rendre fou.”
Le 29 mars 2019, s’adressant à Augustin Trapenard, responsable de l’émission Boomerang, elle précise : “Vous m’avez demandé d’écrire un texte inédit pour ce matin”.

Ecouter l’émission >>  | Voir la vidéo >>

Voici la transcription de ce texte inédit qu’elle lit en toute fin d’émission.


“Je voulais écrire une adresse à certaines d’entre nous, à des femmes donc et plus précisément des mères et plus précisément encore, à celles que j’accompagne depuis un certain nombre d’années maintenant, des mères “désenfantées”, comme une patiente le dit d’elle-même.

Qu’est-ce qu’une mère “désenfantée” ? C’est une mère endeuillée qui a perdu un enfant. Ce sont aussi celles qui n’arrivent pas ou ne sont pas arrivées à avoir un enfant et qui portent cela comme une tristesse et une errance infinie.
Il ne s’agit nullement de dire qu’avoir un enfant est nécessaire au sujet et encore plus à la femme. Il ne s’agit nullement de cela. Il s’agit simplement de rappeler qu’un être humain, quel qu’il soit, lorsqu’il éprouve ce désir de l’autre, ce désir du même se continuant dans l’autre, cette part d’éternité, cette part de soi, la meilleure car c’est celle qui est plus vaste que nous. Quand un être humain est privé de cela, il peut en perdre son propre sujet et le goût même de sa vie. C’est un dur chemin très intérieur, très invisible, presqu’incompréhensible pour les autres, même si chacun peut le craindre. La mort de l’autre, c’est quelque chose de très personnel, de très intime, quelque chose qui n’a aucune place dans le monde.

C’est une déflagration imperceptible. La mort de l’enfant c’est quelque chose qui n’arrive qu’à soi, qu’à soi au carré. Le monde ne peut pas voir cela. Cela n’a peut-être même jamais existé et cela vous absorbe.

À ces femmes, je veux leur dire mon estime, à celles qui affrontent le deuil de l’enfant aimé, qui n’ont pas d’autre enfant que celui qui est mort, à celles qui ont d’autres enfants et qui veulent trouver la juste place pour celui qui est parti, à celles qui ont perdu des enfants en couche alors qu’elles espéraient tant de ces tentatives, à celles qui ont vu leur enfant se suicider, à toutes ces femmes qui s’accusent chaque jour de n’avoir pas su protéger, je reprends leur terme, ce qu’elles chérissaient le plus au monde, à ces femmes, je leur dis : “Nous avons besoin de vous”, besoin de vous pour nous enseigner comment il faut prendre conscience du don du présent, le présent du présent, comment s’accuser n’est pas la plus sûre manière de comprendre nos responsabilités, comment s’engager pour la suite peut devenir un immense chemin, comment ne pas vaciller dans la douleur définitive, le retrait impossible.
Je ne parle pas ici des pères “désenfantés”, non pas parce qu’ils n’existent pas, mais parce que c’est ainsi : la clinique qui est la mienne, sur cette question-là, est essentiellement peuplée de femmes. Ces femmes, ces mères “désenfantées”, je veux simplement les saluer aujourd’hui celles que je connais bien et celles que je connais moins, les saluer avec douceur, leur dire qu’elles sont aussi nos mères, nos filles, nos femmes et que la filiation maintient sa force et son mystère au-delà de la mort.”


Pour en savoir plus sur la pensée de Cynthia Fleury et sur quelle toile de fond, elle parle du deuil, se référer à son livre ou une émission du 4 novembre 2015 : Les chemins de la connaissance, introduite ainsi :

“Nous sommes irremplaçables et si le pouvoir veut nous faire croire que nous sommes des rouages d’une machine, l’expérience du deuil nous le rappelle : personne ne peut nous remplacer. Mais comment trouver sa singularité, et pourquoi est-ce si important en démocratie ?”

Écoutez Cynthia Fleury nous l’expliquer brillamment en 2015 dans Les nouveaux chemins de la connaissance de France Culture en cliquant sur ce lien.

5 commentaires

  1. Bonjour. Je suis venue sur votre site par hasard.

    J'ai perdu mon fils le 12 novembre 2022, suite à un cancer foudroyant; il n'avait que 45 ans et a laissé trois enfants.

    J'ai mené ce dur combat avec lui pendant 80 jours. J'avais moi-même un cancer et étions hospitalisés en même temps mais à 700km de distance et nous ne pouvions communiquer que pas sms. J'y ai survécu malgré moi car je le lui avais promis.

    A ce jour je ne vis plus, je culpabilise d'être encore là. Mes jours et mes nuits (lorsque j'arrive à dormir) sont hantés par son souvenir, je vois son visage, j'entends sa voix, son rire. Il ne me reste que des photos de lui.

    Je pleure, je le pleure sans cesse, envahie par des sanglots imprévisibles et excessivement douloureux. Il était ma joie et ma raison de vivre, le plus beau cadeau que j'ai reçu de la vie et elle me l'a repris. Je suis hantée par le désir de le rejoindre, je ne suis plus rien sans mon enfant.

    Je ne connaissais pas le terme de "désenfanter" mais c'est presque cela. Aucune Maman ne devrait survivre à son enfant, ce n'est pas dans la logique de la vie. J'ai perdue la chair de ma chair et je ne m'en remettrai jamais.
  2. Il avait 18 ans, Guillaume ma raison de vivre, oui l'absence, les rires, le mot maman me manque chaque jour qui passe, mes souvenirs m'aident à avancer.
    Désenfanter est un mot pour que les autres comprennent les parents en deuil, il est difficile d'expliquer notre douleur. Alors comment d'autres pourraient la comprendre ? On est vivant nous, avançons dans la vie pour eux.
    • Bonjour Mary,
      Je viens de vous lire et je partage votre immense douleur. Je ne connaissais pas ce terme et, comme vous, je ne trouve pas de mots pour m'exprimer. Seule une Maman peut comprendre. Mon fils avait 45 ans, Eymeric, ma vie, mon bonheur. Mais comment avancer sans eux ? Je vous adresse toute mon empathie.
  3. Je viens de perdre mon garçon tragiquement à l'âge de 25 ans.

    Après avoir écouté Cynthia Fleury avec admiration, je n'arrive pas à croire qu'on n'ait pas pensé à donner un terme à une maman ayant perdu son enfant.

    J'entends pour la première fois le mot désenfanté, je ne connaissais pas ce terme. J'aimerais tellement que les parents endeuillés comme moi puissent mettre un mot fort sur leur grande tristesse que le mot désenfanté me paraît presque fade; je n'ai pas trouvé de terme suffisamment profond qui exprime la douleur que l'on ressent au fond de soi mais je reste persuadée qu'il faudrait en créer un.
    • Bonsoir,
      C'est très dur le deuil, j'ai perdu mon fils le 27 décembre dernier, c'est trop dur pour moi, cette absence, c'est une souffrance dont je ne me remets pas, il me manque mon coeur

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