La place d’un autre enfant

La place d’un autre enfant

Oui, peut-être un jour, qui sait, un autre viendra-t-il agrandir notre famille aujourd’hui endeuillée de toi. Mais cet autre-là, s’il venait à être désiré, n’effacerait jamais ton absence ni le manque de toi. Car il ne pourrait pas se « substituer » à toi. Il serait pleinement lui et à ce titre, il occuperait sa place, non pas la tienne. Il serait mon quatrième enfant, non pas le troisième que tu es toi, quoi qu’il arrive dans l’avenir. Il porterait son nom, non pas le tien. À la minute où je t’ai vu, petit Jacques, tu le sais, ton prénom déjà tant prononcé s’était inscrit en moi de manière indélébile comme pour ancrer, précisément, définitivement, ta place au sein de notre famille. Ce bébé qui peut-être viendra nous rejoindre ne supporterait pas le poids si lourd de n’être que ton « remplaçant », celui qui viendrait brouiller ta trace par un subtil et magique échange ; celui qui n’existerait qu’avec la proposition étriquée et étouffante de suppléer à l’autre disparu et de devoir réparer sans cesse notre impossible deuil* à ton papa et à moi. Non, petit Jacques, nous pouvons bien effectivement penser qu’un jour tu auras, ainsi qu’Étienne et Philippe, un petit frère ou une petite sœur sur cette terre, mais nous ne pouvons nullement imaginer qu’il y ait dans un tel dessein « permutation » de deux vies, chacune si singulière. Ta place jamais ne viendra se confondre avec une autre, elle ne te sera pas volée. Ainsi le bébé tout neuf qui voudrait venir après toi pourra naître libre et toi, mon petit Jacques, tu auras préparé la place à celui qui suit. Non, nous ne pourrons jamais en « refaire » un autre, nous voudrons peut-être simplement en « faire » un autre ! Quoi qu’il en soit, toi, petit Jacques, tu ne seras plus et ta place sera vide à jamais ! Mais qui pouvait réellement comprendre cela ?
Chantal Haussaire-Niquet
L’Enfant interrompu,
éditions Flammarion, 1998