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Yaëlle, vingt ans pour toujours

La beauté incarnée, une peau douce à pleurer, un rire à fendre les pierres, une personnalité hors du commun qu’on a trop longtemps prise pour un caractère de cochon, une quête chaotique de l’absolu qu’on a trop confondu avec de l’insouciance, de l’inconscience ou de la paresse… Comment n’ai-je su déceler plus tôt ces qualités uniques, pour les encourager, les partager ? En profiter d’un bout à l’autre de sa courte vie ?

Yaëlle, tour à tour adolescente insupportable et pitre adorable, alternant les moues de petite fille et les rictus de racaille, les blagues de gamine et les pires grossièretés, les chansons d’amour et les raps provocants – toujours avec une voix à donner le frisson.

Et puis il y a ce jour, ce mot infect, synovialosarcome, un cancer rarissime, un cancer réputé incurable, un cancer qu’on va pourtant traiter.

Alors Yaëlle, malade et combattante, rit aux éclats de ses jeux de mots douteux, boxe contre la mort, twerke dans la chambre d’hôpital – Oncopole-dance. Yaëlle baptise des prénoms les plus farfelus ses perches à perfusion et ses pompes à chimio, Freddy, Josiane, Sebastrick. Yaëlle est en colère contre son oncologue et les internes. Mais toujours souriante, polie, refusant de déranger les infirmières, les aides-soignantes. Yaëlle serre les dents et refoule ses larmes quand il faut se faire piquer et repiquer, charcuter pour dénicher une veine, ou quand on lui annonce un nouvel examen, un nouveau problème, une nouvelle opération, l’ablation d’un poumon, trente jours de radiothérapie, une gastroparésie, une nouvelle chimio, la fin des espoirs de rémission, de guérison, Ça veut dire que je vais crever ?

Yaëlle qui, à l’annonce de la récidive, éclate en sanglots. Et qui, vingt minutes plus tard, m’entraîne sur la terrasse de l’Oncopole pour y faire le poirier, pied-de-nez à la mort, majeur tendu à l’atrophie de ses muscles, J’ai l’impression de vivre dans le corps d’une femme de quatre-vingts ans.

Yaëlle qui écrit une chanson en anglais dont les paroles me brisent le cœur, Betrayed by my body, I’ve been through the worst but the worst is coming, I hear her begging at night again and again, now she’s gone but I still hear her pain…

Yaëlle qui patiente en riant, en criant, attendant de reprendre sa vie – la vraie, celle à laquelle elle a droit – mais qui n’a plus la force de rien. Qui se demande ce qu’elle a bien pu faire pour subir ce cataclysme et le faire endurer aux autres. Yaëlle qui continue d’espérer, malgré tout, qu’elle s’en sortira, parce qu’on le lui dit, qu’on le lui répète, parce qu’on est avec elle. Jusqu’au bout.

Et quand le bout arrive, que la fin tant redoutée, tant refusée, s’impose dans son horreur inéluctable, Yaëlle dit Je veux rentrer, je veux faire la fête ce soir, le réveillon à la maison, pas question que je crève dans cette chambre d’hôpital. Et tant pis si les médecins ne lui donnent que quelques heures à vivre.

Yaëlle, le 31 décembre 2021, entourée de ses amis et de tous les membres de ses familles recomposées, assise comme une reine sur le canapé, fait du karaoké, raconte des blagues avec l’accent québécois, sourit, éclate parfois de rire, se serre contre ses frères, se laisse cajoler par ses meilleurs potes jusqu’à trois heures du matin.

Yaëlle est pâle à en être transparente, ses grands yeux où je lis désormais une gravité sans nom sont cernés, son souffle est court, les vêtements larges qu’elle porte dissimulent mal le squelette qu’est devenu son corps – cachexie, insuffisance respiratoire, Yaëlle souffre le martyre et ne tient plus qu’à un fil, celui de la bonbonne d’oxygène, mais elle compte bien s’y accrocher jusqu’au à la fin, jusqu’à ce qu’elle choisisse de lâcher, C’est moi qui décide.

Les quelques heures qu’on lui avait octroyées se sont transformées en jours, trois petits jours pour bien faire mentir les médecins, et Yaëlle tient le coup, elle prend son temps.

Elle prend le temps de profiter encore un peu des belles choses, de notre amour, elle prend le temps d’exprimer ses dernières volontés, mêlez mes cendres aux racines d’un arbre, elle prend le temps d’affirmer que, le moment venu, elle veut voir autour d’elle tous ceux qui le souhaitent, à condition qu’ils aient la force de garder d’elle l’image de la vie.

Alors Yaëlle déclare C’est aujourd’hui, aujourd’hui c’est décidé, je m’en vais, je n’en peux plus, il est temps, appelez les infirmières, mettez le dispositif en place, je suis prête.

 

Nous étions une quinzaine cet après-midi-là, entassés sur ton lit et autour, dans la maison où défilaient tous ceux qui te pleuraient d’avance. J’étais allongée contre toi, Yaëlle, ma fille, mon feu follet, ma folle furieuse, mon amour, ma beauté, ma You. Je te parlais, je te caressais le visage et la main, je te chantais des berceuses, je répétais que je t’aimais, que je t’admirais, que j’étais fière de toi depuis toujours, que tu allais enfin pouvoir te reposer après ces deux années de tortures et de lutte. Tu avais à peine la force d’articuler, tu perdais parfois connaissance mais tu étais là, avec nous. Tu as lâché quelques vannes, souri, grimacé, réclamé qu’on accélère le mouvement, C’est maintenant !

Les infirmières et le médecin sont enfin arrivés et, pendant qu’ils mettaient le dispositif en place, tu as râlé, ma You, parce que ça n’allait pas assez vite. Tes derniers mots, à peu de choses près, ont été C’est une blague ?

Peu après, Yaëlle a cessé de respirer.

Et depuis, moi aussi.

Ça fait trois ans, maintenant, que je retiens mon souffle.

Emmanuelle

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