Dossier réalisé par dominique D. avec l’aide de deux auteurs, d’un conte indien, d’une cinéaste et d’un neurobiologiste
Episode 1 – Le Lièvre, dernier roman de Frédéric Boyer, écrivain et traducteur – Editions Gallimard, 2021
Episode 2 – Un conte indien, extrait du livre Myriam Cohen-Welgryn, La Petite dernière – Editions Arléa, 1999
Episode 3 – L’odeur des larmes, Pr Noam Sobel, laboratoire de neurobiologie spécialisé dans la recherche olfactive, Institut Weizman, Israël, extrait d’un film documentaire de Nurith Aviv, réalisatrice de La poétique du cerveau
Episode 1 – Le Lièvre, dernier roman de Frédéric Boyer, écrivain et traducteur
Frédéric Boyer après l’enfance (Le Monde du 29 avril 2021)
Ce nouveau livre marque les retrouvailles chamaniques de l’auteur avec le garçon qu’il était à 12 ans. Il arrive que l’on pleure, en lisant : de vraies larmes, comme si certains textes, rares, avaient ce don de réveiller en nous quelque chose d’assez mystérieux, le mouvement d’un fluide ou de l’âme, ce qu’on appelle simplement une émotion. Le Lièvre, de Frédéric Boyer, est de ceux-là, qui détaille dès ses premières pages, magnifiques, l’effet qu’il va produire : “J’ai pensé seulement : quelle sorte de choses sont les larmes ? D’où viennent-elles ? D’une petite porte perdue au fond de nous, me disait maman. Et quelle sorte d’êtres sont les larmes ?”
Celui qui parle est à la fois l’adulte en train d’écrire et l’enfant qu’il fut, puisque tout le livre raconte, d’une certaine façon, leurs retrouvailles : le premier approche de la soixantaine, il est marqué de deuils violents ; le second n’a jamais cessé d’avoir douze ans, l’âge approximatif où se passe l’épisode du Lièvre offrant au livre son intrigue, presque son suspense. Les deux se rejoignent à la faveur d’une expérience un peu étrange, chez un guérisseur parisien que consulte le narrateur et qu’il appelle le “chaman”. Le chaman pleure, lui aussi, et fait jaillir les larmes : peut-être sait-il sauver les âmes ? Il donne, en tout cas, une clé pour communiquer avec soi-même et passer, on ne sait trop dans quel sens, le drôle de seuil de la mort.
Le livre s’écrit pour se débarrasser de la mort
(France Culture, émission Par les temps qui courent, 25 mai 2021) – Cliquer ici pour écouter
Céline du Chéné ouvre l’entretien avec Frédéric Boyer, en convoquant les mots de Francis Métivier, philosophe et musicien (France Inter, émission Grand bien vous fasse ! 2019) sur la nécessité de pleurer. Au-delà de la diversité des raisons pour lesquelles on peut pleurer – très tristes ou apparemment joyeuses – il y a toujours une douleur même dans les larmes de plaisir, même quand on rit aux larmes, il y a toujours en arrière-fond soit une douleur physique, soit une souffrance morale. C’est cela l’essence du pleurer et je crois que ce qui réunit finalement toute cette diversité, c’est l’idée que pleurer “liquide” : il y a quelque chose de dur qui n’arrive pas à sortir et pleurer c’est le signe qu’il y a quelque chose qui se liquéfie, qui se soulage en quelque sorte.
C’est à la fois esthétique parce qu’on se soulage de quelque chose, on prend un plaisir, pas une jouissance mais un plaisir au sens d’Épicure. On se débarrasse d’une douleur ou de l’intensité d’une douleur et c’est aussi éthique, c’est courageux de pleurer, des fois on ne le fait pas exprès, on ne peut pas se retenir. Je crois qu’il ne faut pas se retenir de pleurer justement et le courage de pleurer – c’est pour cela qu’il y a une dimension éthique à cette esthétique des pleurs – c’est ne pas retenir en soi ce qui nous réduit à un cœur de pierre.
Frédéric Boyer lui-même commente
Dans la littérature médiévale, dans la chanson de geste et dans la chanson de Roland, ce héros, ce combattant qui n’hésite pas à éviscérer ses ennemis, à trancher le cou ou à déchirer les chevaux de ses ennemis, le héros pleure et les larmes dans la geste épique médiévale sont l’apanage du héros, du héros violent parce que les sentiments sont exacerbés et qu’effectivement les larmes sont un signe de noblesse, ce qui n’a pas toujours été le cas en fonction des cultures et des époques… Alors, oui ! Il y a un certain courage à pleurer : dans le roman, les larmes sont le fil de mon livre. Les larmes c’est liquide, on pense que c’est quelque chose de dur en nous qui vient de se liquéfier.
Dans le roman le petit garçon qui voit sa grand-mère pleurer se demande ce que sont les larmes. La grand-mère lui explique que c’étaient des présences retenues qui s’échappent. Aujourd’hui les larmes sont nettement moins associées aux hommes, à tort d’ailleurs parce qu’au Moyen-Age, Roland pleurait abondamment ; au 18e siècle aussi, les hommes et les femmes pleuraient en public pour manifester leurs émotions. Depuis les larmes semblent s’être taries du côté du masculin ou alors elles sont associées au féminin ou elles sont discréditées et cela fait du bien de voir un homme qui pleure… dans un livre.
Les larmes ont été un langage très important même dans l’Antiquité, il y a des textes assez beaux, on a perdu ça, on est dans une société qui a refoulé, au sens littéral et au sens figuré, cette expression-là, c’est une expression très physique parce que quelque chose sort de nous ; il y a quelque chose de “sale” dans les larmes, ça sort de nous, ça “liquide”, on n’a pas envie de voir ça ! Il y a comme une obscénité dans les larmes.
Dans le roman, les larmes sont réhabilitées comme une sorte de viatique qui permet de sortir ce qui est en soi, qui permet que quelque chose passe. C’est un passage, pleurer c’est un passage : vous passez d’un état à un autre. Pour que le passage se fasse, il faut qu’il y ait cette crise, ce relâchement, cet écoulement, qui vous fait passer d’un état à un autre, qui peut être un état de frustration ou d’excessif ou une douleur très intense qui a besoin de se libérer. Pleurer est une forme d’apprivoisement de la douleur, je conseille à tout le monde d’apprendre à pleurer.
Pleurer fait que l’on se sent mieux, après. C’est un exercice physique qu’il ne faut pas s’interdire. Si vous vous retenez trop de pleurer, je ne sais pas ce qui peut se passer… C’est retenir quelque chose de soi alors qu’il a besoin de s’épancher.
Episode 2 – Un conte indien
Extrait du livre Myriam Cohen-Welgryn, La Petite dernière, éditions Arléa, 1999
Dans les tribus indiennes, on dit qu’il ne faut pas laisser le mal se blottir. Il faut le faire jaillir du corps, gicler hors de la peau comme les pépins de baies sauvages. Il ne faut pas lui donner prise. Car le malheur est habile. Il plonge dans les parties vitales de l’organisme, s’insinue dans les recoins les plus inaccessibles, se love dans les viscères et jusque dans la bile. Et il les anémie. Ensuite, il leur ôte le goût de vivre. Alors le cœur se ternit, les yeux s’engorgent. Et comme le dos se courbe, le teint se flétrit.
Non, le chagrin, cela se chasse, comme les pépins de raisin. Pour l’extirper, il ne sert à rien de gratter la chair et le sang. Il lui a dit – et elle le croit, car c’est un grand sorcier – il lui a dit que l’eau salée est le meilleur des remèdes. Les Indiens enduisaient leurs malheureux de cataplasmes marins. C’est parce que, le mal, il fond dans l’eau salée. C’est parce que l’eau de mer agit sur la peau comme par osmose. Elle aspire les larmes à la surface. Pendant des jours et des jours, il faut s’humecter sans cesse. Alors le malheur se dissout dans les larmes, se délite à petites gouttes pour sourdre hors du corps par les yeux.
Pour guérir de la mort, il faut pleurer.
Episode 3 – L’odeur des larmes
Pr Noam Sobel, laboratoire de neurobiologie spécialisé dans la recherche olfactive, Institut Weizman, Rehovot, Israël, extrait d’un film documentaire de Nurith Aviv, réalisatrice de La poétique du cerveau
Dans ce très beau film, Nurith Aviv questionne des neuroscientifiques, et toutes les rencontres avec ces hommes de sciences sont passionnantes. La poétique du cerveau est ainsi une galerie de “portraits parlés” de chercheurs qui ont fait des découvertes importantes sur le fonctionnement du cerveau et réfléchissent encore à leurs interprétations, avec encore beaucoup de doutes.
Notre nez possède plus de six millions de neurones qui sont autant de récepteurs de molécules volatiles et près de 400 types différents ont été identifiés chez l’homme.
Dans cet extrait du film, Noam Sobel parle des chiens qui se flairent et de ce fait échangent de nombreuses informations. Les humains comme tous les mammifères, recueillent des informations par les odeurs qui influencent leur entourage : par exemple dans un dortoir de jeunes filles, après quelques temps, les cycles menstruels se synchronisent. Ces signaux sont transmis par la sueur.
Les études réalisées par l’équipe de Noam Sobel portent sur d’autres “modulateurs” (ces signaux chimiques qui semblent moduler le comportement de l’autre) que la sueur et montrent que nous sécrétons des molécules qui peuvent être perçues par d’autres humains, alors qu’elles n’ont pas d’odeur perceptible. Ces molécules influencent notre cerveau… à notre insu. Il a été démontré que lorsque des hommes respirent un tissu imprégné de larmes récoltées chez des femmes regardant un film triste, la réponse émotionnelle de ces hommes est augmentée, leur taux de testostérone diminué et l’activité de certaines régions du cerveau modifiée : ils reçoivent un signal de “stop-agression”. Pourtant, aucun des hommes ayant participé à l’étude ne pouvait percevoir une odeur particulière, ni faire la différence entre un coton imprégné de larmes et un autre imbibé de liquide physiologique. Les larmes des femmes pourraient ainsi atténuer le comportement agressif ou sexuel d’un homme… les larmes sont porteuses d’informations sur l’état émotionnel de la personne et modifient l’état interne de ceux qui les “reniflent”… s’ils en perçoivent le signal chimique. C’est ce qu’il appelle, à tort, l’odeur des larmes.
C’est ainsi que dans le deuil, au-delà de l’importance des larmes capables de liquéfier ce qui est dur en nous, notre entourage est sensible à nos larmes quand elles sont empreintes de tristesse et qu’autour de nous apparaissent des mouvements spontanés de rapprochement, des gestes affectueux.
Et avec le temps, la tonalité émotionnelle de notre deuil se modifie et nos larmes douloureuses se transforment peu à peu en “larmes douces”, selon l’expression de notre formateur québécois, Gilles Deslauriers.